> INTERVIEW DE PANDIT SHANKAR GHOSH
par Klaus Blasquiz - mars 2002
Pandit musicien adulé par quantité de fans et artistes de tous bords, et enseignant de par le monde l'art, et la magie des tablas, Shankar Gosh a bien voulu répondre à une bousculade de questions. Moments choisis d'une conversation à la fois détendue et passionnante.
• Qu'est-ce qu'un "pandit" : un maître, un directeur pédagogique ?
En fait, un pandit est une personne qui est, depuis plusieurs années, parvenue à un haut degré d'efficacité. Aussi bien en termes de performances que de savoir. Personne ne désigne un pandit, ce n'est pas un brevet, ce sont les gens qui nous définissent ainsi, je n'ai d'ailleurs pas utilisé le nom de pandit sur ma carte de visite : seulement sur mon adresse email ! Un pandit se doit d'être un maître. S'il est à la fois efficace et savant, il l'est naturellement.
• N'est-ce pas également synonyme d'enseignant ?
Ustad Ali Akbar Khan, le célèbre joueur de sarod, à dit un jour qu'un musicien se doit de parvenir à trois buts dans sa vie : apprendre, enseigner et maîtriser son art. Un pandit doit savoir faire tout cela. Même si je ne me considère pas comme le plus grand des virtuoses, je pense avoir appris et enseigné énormément. J'ai appris de gourous, je continue d'apprendre de mes élèves et je suis un des plus grands voyageurs-musiciens qui existe !
Je continue d'apprendre, même de la discussion que nous avons en ce moment...
• Dans l'enseignement traditionnel, l'élève doit apprendre à chanter son instrument avant d'y toucher. Est-ce le cas avec vous ?
C'est fondamental. En même temps, je suis un peu plus souple. Mes élèves vont de quatre à quarante ans et si je leur impose de seulement chanter, il risquent de se décourager et de perdre tout intérêt pour la chose. C'est pourquoi, parallèlement, je dois leur donner quelques éléments de pratique à travailler. Mais, il est essentiel qu'un joueur de tablas sache d'abord chanter, car nos membres reçoivent leurs messages du cerveau et si ce type de message n'est pas enregistré dans votre esprit, celui-ci ne pourra pas commander vos doigts, et ça ne marchera pas.
Afin d'être efficace, et de manière à maîtriser la grande complexité des rythmes pour lesquels l'Inde est réputée, il est essentiel de faire ces exercices de chant. Aujourd'hui, je donne énormément de classes de tablas dans le monde entier et je suis confronté aux difficultés que rencontrent les élèves face à cette complexité, à ces mathématiques des rythmes. Je n'enseigne d'ailleurs pas qu'aux joueurs de tablas, mais aussi à tout musicien, notamment aux joueurs de sitar ou de sarod, aussi bien qu'aux danseurs. Dans la musique de l'Inde du Nord, ils ne sont pas spécialement habitués à cela. Le problème est que les gourous eux-mêmes ne savent pas, puisqu'ils n'ont pas reçu cet enseignement de leurs propres gourous.
Dans le sud, c'est totalement différent : on compte sur ses doigts pendant un an et c'est seulement ensuite que l'on touche au violon, que l'on fait entendre sa voix ou que l'on frappe les rythmes sur ses genoux.
• Nous vous avons vu à plusieurs occasions jouer en impromptu avec des musiciens indiens d'autres écoles que la votre. Quel est votre secret pour obtenir d'emblée une telle complicité ?
Cela vient du fait que j'ai étudié la musique vocale, ce que devrait faire tout joueur de tablas. Et pas seulement la musique vocale, toute musique instrumentale. J'ai travaillé moi-même l'harmonium et le sarod, de manière non pas à devenir chanteur ou joueur de sarod, mais pour enrichir mon jeu comme tabliste. Quand je joue avec quelqu'un que je ne connais pas, cela devient ainsi une seule musique, celle d'un seul orchestre. Dans ce sens, les percussions deviennent une mélodie. Je peux ainsi ajouter ma mélodie à la sienne, que je connais, même si je ne pourrai pas la jouer sur son instrument. Il s'agit d'improvisation, mais le format et " l'expression rythmique " me donnent des indications sur la direction qu'il va prendre. Nous nous donnons un rendez-vous instantané !
• Votre gestuelle est très belle et très signifiante. Lorsque vous terminez une phrase et qu'elle reste un peu en suspens, vous désignez un point virtuel dans l'espace où la chose semble aboutir. Vous semblez dire : je ne le joue pas mais...
Mais c'est là ! Exactement.
Je suis très heureux que vous le sentiez également. C'est une force extraordinaire : la musique est bien là bas ! Même si je n'y vais pas la jouer, j'y suis quand même !
Lorsqu'on est sur scène, on est quelqu'un d'autre, et tout musicien peut ressentir cette chose : c'est la musique qui prime. Certains cependant font une démonstration permanente de leur technique, c'est la preuve de leur manque de connaissances et qu'ils n'ont pas écouté leur gourous. Aujourd'hui je ne fais pratiquement plus de concerts en accompagnement, seulement en solo, et c'est pourquoi le tabla est de plus en plus connu. Je joue parfois pendant trois heures d'une traite, comme je l'ai fait récemment à Paris, Lyon ou Toulouse.
Je joue cet instrument depuis 63 ans et je l'aime toujours autant. Il a tout le potentiel pour être soliste, les gens comprennent tout de suite que c'est de la musique et pas seulement des percussions.
• N'est-ce pas précisément un challenge de présenter des concerts solos ?
Au contraire. Je parle beaucoup pendant mes concerts. J'explique ce que je vais jouer, ce que je fais désormais en Inde également, même si certa'ns se demandent pourquoi. Nombreux sont ceux qui viennent me dire que ça leur apporte énormément. Qu'ils n'avaient pas idée que le tabla présentait autant d'aspects. Lorsque l'on parle, c'est plus clair, et donc bien plus plaisant pour les auditeurs. Il faut que l'on sache à quel point cet instrument est fantastique.
Aujourd'hui j'utilise plusieurs tambours, accordés différemment, ce qui donne un côté plus orchestral à l'instrument. Avec la batterie, vous avez pleins de fûts mais seulement deux baguettes, alors qu'avec un seul instrument nous disposons de multiples baguettes : les doigts, la main entière, la paume...
Il faut rassurer les auditeurs sur la question du rythme. Lorsque je joue en 11 temps, je peux faire des variations en 5 et demi ou 2 et 3/4, ce qui est compliqué, mais je dis toujours de ne pas se laisser impressionner par les mathématiques. Même si vous ne comprenez pas le jazz, vous allez quand même au concert. Pourquoi ? Parce que vous aimez ça. Même chose pour la peinture. Et pourquoi aime-t-on cela : parce que c'est amour.
Et l'amour, nous n'avons pas besoin de le comprendre.
• Lors de vos concerts, certains comptent assidûment les mesures complexes, n'est-ce pas là un plaisir supplémentaire ?
En effet, Il s'agit du theka, et c'est pourquoi je pense avoir raison quand j'explique les choses.
• Précisément, quelle est la chose qui vous semble la plus importante à dire, aussi bien à vos élèves qu'aux spectateurs ?
Le tabla est un instrument unique du point de vue du son. Comment obtient-on ces sons ? C'est la première chose que je leur fais savoir.
Il y a un instrument par main, la basse à la main gauche, avec trois endroits pour jouer sur le tabla, ou dayan, qui donnent ainsi des sons différents. Il est accordé à la tonique, avec une seule note, alors que le bayan qui joue la basse peut jouer plusieurs notes par la variation de la pression de la main sur la peau. Je leur donne donc des indications sur le son, de manière à attirer leur attention, puis je leur parle des compositions, qui se répartissent en deux groupes, celui des variations du thème, et celui des parties fixes, apprises du gourou.
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• Pouvez-vous donner quelques éléments sur votre manière de compter ?
La musique occidentale est rythmiquement linéaire, la nôtre est cyclique. Nous tournons toujours en cercle, ce qui s'appelle tala, alors que la vôtre est plus libre : vous pouvez jouer plus ou moins selon votre inspiration.
Nous avons notre maison dans le cercle, qui s'appelle sam, le premier temps d'un tala, vers qui nous devenons revenir. Après vos aventures dans la rue, plus ou moins bonnes, vous revenez toujours à la maison, pour retrouver votre femme, qui vous aime, surtout parce que vous revenez !
Lorsque l'on parle de mesures en 11 et autres, vous avez ça aussi dans votre musique, notamment en Europe de l'Est. Pour eux c'est très instinctif puisque cette tradition est séculaire dans leur musique populaire. C'est le cas pour mes élèves bulgares ou roumains, qui ont déjà une grande richesse de connaissance en matière de rythmes complexes.
• Par contre, en France, il semble que nous ayons quelques problèmes avec le rythme...
Comment pour y prenez-vous pour nous mettre à l'aise avec la pulsation ?
Les français savent qu'ils sont raides, mais ils savent aussi qu'en travaillant ils peuvent se débarrasser de cette raideur. Cela se fait principalement par le chant, en montrant comment taper des mains et compter afin de s'habituer aux cycles.
Lorsque l'on parle diimprovisation, il ne s'agit pas de se mettre sur la tête et de jongler. C'est en fait réalisé de manière très pensée, très classique, et c'est toujours basé sur une structure bien établie. C'est sur ce principe que repose la conception du rythme en Inde. Il faut donc apprendre cela en premier, ce qui est relativement simple, puisque c'est la base, et c'est pourquoi les occidentaux n'ont pas de problème au départ. Par contre, il est plus difficile pour eux de jouer dès le début, mais : quand on veut, on peut !
J'ai personnellement joué de la fusion (orient/occident), et je continue d'en composer. Je fais partie des trois ou quatre musiciens indiens qui en ont fait dès les années 60. J'ai souvent joué avec Grateful Dead, dont Mickey et Bill ont été mes élèves, ainsi qu'avec John Handy, le saxophoniste. Je suis ensuite rentré chez moi pour y former mon propre groupe constitué entièrement de percussions ! Il s'agit de tablas accordés de différentes manières, de tasses d'eau, ainsi que batterie, tumbas, pendeiros, etc. Nous avons fait un tabac récemment au Royal Albert Hall ! Nous étions 15 mais nous avons réduit le groupe à 6 musiciens, avec le même effet sonore ! Ça n'a pas été facile car ils étaient tous mes élèves et travaillaient avec moi depuis plus de 10 ans. La solution : j'ai arrêté le groupe pendant 5 ans avant de le reformer !
• Comment les accents sont-ils placés, comment le groove est-il senti dans la musique indienne ?
De la même manière qu'avec les autres musiques, même africaine. Nous avons également des temps forts et des temps faibles, ahata et anahata, l'un est battu avec un accent sonore, et l'autre avec un accent silencieux. Mais expliquer tout le reste est un long processus, ma méthode d'apprentissage est très scientifique.
J'ai l'habitude de dire que cela demande une pratique physique d'au moins 3 heures par jour, ainsi qu'une pratique mentale de 16 heures ! Un bon joueur de tablas doit danser avec son corps, mais aussi avec son âme.